L’analyse du discours - la fin - Esthétique granienne

Selon Søren Kierkegaard, seul un récit subjectif peut rendre compte de ce qu'est réellement l'existence. L’art ne peut exprimer le réel dans sa totalité. A partir de cette constatation, la perception du monde comme jeu est déclenchée : la schématisation, la stylisation (méthodes analytiques) et les visions grotesque ou absurde (méthodes synthétiques) décomposent la réalité pour mélanger et unir les contraires. La littérature postmoderne prend ses distances avec le projet moderniste, soutenue théoriquement par la pensée philosophique : différents jeux de langage chez Jean-François Lyotard – raconter, juger, interroger, analyser – dont les règles changent au fur et à mesure, espace de jeu de la différence – déconstruire, différer, déplacer, glisser, déjouer – selon Jacques Derrida, et disparition du réel, le « simulacre » selon Jean Baudrillard. Au lieu de chercher le « sens » comme dans le monde moderniste, l'auteur postmoderne évite de façon ludique la possibilité même du sens, pratiquant un doute systématique devant la réalité, cherchant une expression vraie de ce monde vu sous un autre angle, il aboutit à une prise de conscience du vide derrière les apparences et l’absurdité du système.
Terminant l’analyse du discours, nous pouvons remarquer que la fable de l’Acné Festival n’est qu’un prétexte, destiné à éclairer, mettre en relief notre quotidien. C’est un moyen de porter un regard un peu différent par procédé d’ostranenie (« étrangéisation ») : prendre du recul pour mieux voir, mieux comprendre la vie, pour éviter la reconnaissance et donner une vraie vision – plus nette, plus profonde, exacerbée par les contrastes, sur les tempêtes intérieures d’un « homme moyen ». L’absurdité des faits permet de sortir de l’automatisme de la perception, crée une surprise et montre la place minuscule et déplorable de l’homme dans la société, son aliénation dans l’environnement hostile et impitoyable. L’écriture de Gran est une interrogation sur la valeur des signes de notre monde et la place de l’homme au sein de l’enchevêtrement inextricable des formes et des systèmes.
Pour Mikhaïl Bakhtine la création grotesque, à quoi peu facilement s’apparenter l’écriture de Gran comme nous l’avons vu, émane du carnaval, d'un besoin ancien et profond de «seconde vie», de la fête et du jeu (grotesque de Rabelais) ; Wolfgang Kayser donne une vision du grotesque très peu risible : le rire comme la défense contre ou comme remède à «l'angoisse existentielle» dans « un monde devenu étranger ». (D’ailleurs Nietzsche déjà expliquait le rire de l'homme préhistorique par le soulagement du danger qui s'éloigne .) Nous retrouvons les deux dans l’Acné Festival. Bouffon dans la forme et angoissé sur le fond, le rire de Iegor Gran est typiquement grotesque, son but premier étant de libérer l’homme de son aliénation dans la société contemporaine grâce à l’humour – forme triomphale du bon sens. Bergson a remarqué que le rire est accompagné d’ordinaire par l’insensibilité : « L’indifférence est son milieu naturel. Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion. […] Essayez, un moment, de vous intéresser à tout ce qui se dit et se fait, […] vous verrez les objets les plus légers prendre du poids, et une coloration sévère passer sur toutes choses. Détachez-vous maintenant, assistez à la vie en spectateur indifférent : bien des drames tourneront à la comédie. […] Le comique exige donc […] une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure. » Le recit serait bien tragique si l’auteur ne le rendait pas drôle en prenant lui-même ses distances.
Ce rire montre sous les apparences d’une décence hypocrite et de la morale petite-bourgeoise le vide et la platitude de la vie respectable d’un homme moyen. Au-delà d’un réel recomposé, déformé, réinterprété se dégage une image du monde et du héros-narrateur : qui est-il – un Fou carnavalesque ou un psychotique ?

Dans la souffrance, la douleur, la solitude du héros qui atteignent l’apogée à la fin du récit, le rire est l’expression de la libération des carcans oppressants que font peser sur l’homme la société et l’ordre rationnel au nom du « principe de réalité ». Ainsi à travers les masques du Clown ou de Fou de la Cité nous pouvons trouver la liaison entre l’auteur et le héros. L’écrivain utilise son œuvre pour accéder à son moi intime en étudiant les motivations profondes de l'être humain à travers son héros. L’auteur trouve dans l’altérité le refuge que le fou trouve dans la dissolution de son identité. Le rire permet de rejeter l’état d’aliénation monstrueux dans lequel se trouve prisonnier l’homme dit « civilisé », repousser ce réseau de servitudes et d’esclavages où le maintient la culture du monde rationaliste, il cultive l’enfant et le fou en nous, permet d’accéder à la plénitude et à l’euphorie de cet état originel, déjà affirmé par Platon, puis redécouvert par Jung. Cette nature du rire provoque le plaisir de l’humour : l’idée proche aussi de la vision freudienne de plaisir, liée à celle de victoire et de triomphe du moi écrasé, dont le rire serait la révolte et le défi face au destin.
Ce qui est paradoxal, ce rire même qui devrait détruire les contraintes et libérer l’homme sert à entretenir l’Ordre contre lequel l’écrivain proteste (exactement comme le rire carnavalesque dans le temps), car il apaise la tension de protestation à l’intérieur de l’individu : la fonction du comique en général c’est le « garde fou » qui sert finalement à sauvegarder l’appareil de la civilisation en place.
L’esthétique du livre est un cocktail savant d’un réalisme incisif, lyrisme profond, sensualité provocante et compréhension subtile des mécanismes psychiques. L’écriture de Iegor Gran est marquée par un recul humoristique et la violence des contrastes malgré un ton désinvolte et désabusé. Elle est à la charnière entre deux mondes, deux cultures et la fusion se fait à l’intérieur de l’œuvre, où se mêlent comique et grotesque russes avec tradition littéraire et thématique occidentales. C’est le lien avec les générations précédentes des écrivains russes qui donne certainement à sa plume cette harmonie entre les éléments grotesques et absurdes, entre les fines observations et les réflexions d’une véracité tranchante. Gran utilise l’humour comme antidote contre l'idéalisme et la réaction. Le plaisir que le créateur a pu se donner en écrivant son texte est celui qu’il donne à son lecteur : ce petit livre est un vrai bijou de la littérature qui, sous des apparences de plaisanterie, dévoile les sujets de la préoccupation générale et donne une recette pour les soigner – le rire !

Автор:Дульез Наталья Викторовна
Дата:27.09.2014
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